La caractéristique sociopolitique des fonctionnaires en France, la plus ancienne et la plus partagée dans l’opinion, est son ancrage à gauche. Celui-ci est historiquement avéré par de nombreux travaux1. Cet ancrage s’explique à travers les modes de construction de la fonction publique en France qui, par le développement des services publics, et notamment de l’école, vient incarner et prendre en charge la défense des idéaux républicains d’égalité. Mais cette culture de gauche prend également ses racines dans la force de l’appareil d’État qui va revendiquer, souvent contre les élus ou les élites économiques, la défense de l’intérêt général. La fracture entre secteur privé et secteur public, le premier orienté vers le libéralisme, le second vers le socialisme ou le communisme, est consubstantielle à l’histoire sociopolitique française. L’organisation de l’action publique par des services publics vient activer le registre de la redistribution sociale, en décalage avec la démocratie bourgeoise et libérale de la IIIe République. C’est ainsi qu’est née une gauche d’État, attirant les diplômés et offrant des ressources sociales importantes au PS dans les années 1980. Néanmoins, cette culture dominante de gauche n’a jamais vraiment pénétré les sommets de l’appareil d’État dont les élites, issues de grandes écoles socialement très sélectives, sont en revanche, historiquement, bien plus orientées à droite et proches des milieux d’affaires lors de carrières particulièrement diversifiées que ne connaît pas le commun des fonctionnaires. Parler de fonction publique, c’est donc, en grande partie, parler de la question sociale mais aussi du statut social de l’État et, dans une mesure seconde, qui n’est pas secondaire, de la division du travail public entre l’État, les collectivités locales et le secteur hospitalier. Les nouveaux statuts votés de 1983 à 1986 vont organiser juridiquement trois fonctions publiques distinctes, la fonction publique de l’État (FPE) restant la force dominante de conception et de pilotage face à la fonction publique territoriale (FPT) et hospitalière (FPH) cantonnées dans des rôles d’exécution et de gestion. Le vote des fonctionnaires constitue donc un indicateur précieux pour suivre l’évolution du statut social de l’État et des services publics, mis systématiquement en cause dans leur conception française par des politiques libérales ou une intégration européenne tendant à indifférencier le secteur public et le secteur privé, le droit du travail et le droit de la fonction publique. Ce vote a subi une double transformation qui s’est amorcée au début de la présidence de François Hollande en 20122 et qui n’a cessé de produire ses effets jusqu’aux élections européennes et législatives de 2024. Sur le long terme, et malgré des soubresauts conjoncturels, le vote de gauche a sensiblement diminué au profit du centre et de la droite et, au sein des droites, le vote en faveur du Front national puis du Rassemblement national n’a cessé de s’affirmer. On s’appuie ici sur les enquêtes électorales du Cevipof et notamment sur l’Enquête électorale française menée conjointement avec la Fondation Jean-Jaurès, l’Institut Montaigne, Le Monde et Ipsos. Pour étudier les élections européennes et législatives de 2024, on s’est appuyé sur les vagues 6 et 7 de cette enquête. Le terrain de la vague 7 a été réalisé du 26 juillet au 1er août 2024 auprès d’un échantillon de 11 204 personnes. Dans cet échantillon, on distingue : 5 131 salariés du privé dont 513 cadres administratifs des entreprises et 1 166 employés des entreprises ; 727 salariés des entreprises publiques ; 350 cadres des fonctions publiques (hors enseignement) ; 948 employés des fonctions publiques ; 1 476 agents de la FPE dont 256 enseignants et membres des professions scientifiques, 300 professeurs des écoles et 208 policiers et militaires ; 596 agents de la FPT ; 390 agents de la FPH. Les professions regroupent les enquêtés actifs et à la retraite.